Paysages Discontinus

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pluie d’étoiles en une nuit tellement douce
(l’innombrable.
être au bord du monde,
bord au-delà duquel, jusque.
(je ne sais, comme un vertige, peut-être
poésie, lumière pâle sur fond de grisailles
mots inarticulés jetés au firmament
pour, peut-être, dire ce qui ne se peut,
pour tenter de +
(pour dire si peu. si peu
dire : ô vanité !

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Paysages Discontinus.

Bien avant que ne se constitue progressivement cette période constituée qui se divise en sous-périodes, le paysage était là, sous-jacent et présent depuis toujours : dès son adolescence, en solitaire, Brigaudiot a d’une certaines manière  pratiqué le paysage, en tant que promeneur et marcheur-rêveur  savourant les espaces et le silence des paysages de Lorraine. Les Paysages Discontinus font suite à la période Michel-Ange, Michel-Ange et Michel-Ange, Ô ! Les figures humaines de cette période furent peintes, pour partie, sur des panneaux de contreplaqué, ce qui permit, lorsque l’artiste en éprouva le désir, de découper le tableau autour des figures michelangelesques ; découpes et chutes (chutes de l’ange) restèrent en attente à l’atelier jusqu’à ce qu’elles accrochent le regard de l’artiste : chutes figurant plutôt sommairement un fond paysagé avec des colonnes antiques. Dès lors, réhabilitées, sorties de leur statut de chutes, elles servirent d’éléments de base à l’élaboration des premiers Paysages Discontinus.

Installations murales.

En leur début ces chutes s’inscrivirent à même le mur, petites installations murales délimitées par un tracé mural noir: rectangles où elles trouvaient une place en un territoire largement laissé blanc et vacant, sauf quelques lignes pointillées de construction d’un paysage et territoire « intermittent » et discontinu, quelque chose de l’ordre de la topographie et de la géographie. Ici la pratique picturale ordinaire, sur ces chutes s’inscrit dans une muralité de l’ordre de l’installation car éphémère. Cette perception du paysage en tant qu’espace discontinu semble être faite de pleins (peut-être les lieux habités) et de vides ou d’absences (les terres cultivées, les forêts, les espaces inconnus). Peut-être que ces pleins et ces vides rejoignent la poésie de Brigaudiot où il est bien souvent question de l’incapacité du langage à dire ce qui est au monde et le constitue. Mais aussi l’indicibilité de ce qui constitue le monde, l’innommé et l’innommable : faiblesse du langage quant à saisir et pouvoir dire. Ces paysages imaginés et peints, entremêlés de signes géométriques fondent peu ou prou une longue période, constituée de sous périodes successives, de retours en arrière, de bonds en avant, de recherches approfondies allant de l’histoire de l’art à un présent nommé art contemporain mais provenant également du vécu/ressenti du paysage par le promeneur-rêveur. Ces œuvres sont restées plusieurs années des installations murales à caractère topographique : paysages donnés comme présence et absence, tout à la fois et comme constructions in process : le paysage comme action humaine aménageant, transformant la nature. Ici l’œuvre de Brigaudiot se donne à voir comme un ensemble de projets d’aménagements des territoires qu’il imagine. Cela se situe sans nul doute à proximité d’un certain Land Art, celui qui s’exposait en galeries et musées, sorte de reportage de pratiques de terrain.

Sous forme d’installations.

Un certains nombre d’œuvres relevant des Paysages Discontinus, par leurs dimensions comme par leur occupation spatiales fondées sur des objets fabriqués et trouvés furent des installations, notamment lors d’expositions dans les centres d’art contemporain et dans les galeries possédant les dimensions suffisantes: Abbaye de Beaulieu en Rouergue, Centre d’art contemporain du Crestet, Université Marc Bloch de Strasbourg, galerie Renos Xippas et  Galerie Alessandro Vivas, à Paris, DFN gallery à New York, FRAC Alsace de Sélestat, Centre d’art de Gennevilliers, Konstruction in process, à Lodz, en Pologne, par exemple. Les installations ainsi présentées établissent un polylogue entre le réel et le figuré, le grand et le petit, le pérenne et l’éphémère, le ready-made et le fabriqué. Le tout sous la bannière d’une certaine perception du paysage véhiculant sa nature historique, ses sens dits et non dits, son présent état et une perception poétique.

Ainsi la période des Paysages discontinus plonge autant dans un passé archaïque et rural (sous période les bronzes, outils agricoles et figures de la sculpture africaine) que dans une spéculation sur les modalités de perception contemporaine du paysage. Association d’un paysage pratiqué-arpenté-ressenti à un paysage représenté, cartographié, numérisé, à un paysage identifié par ses adventices, autrement dit les herbes folles qui l’habitent. Paysage du savoir et du sensible où l’un et l’autre se conjuguent poétiquement, libérés du réel au profit le l’imaginé ou même du rêvé. Conjugaison du paysage peint et représenté et du paysage présenté dans les installations où ce sont par exemple les socles (ceux issus de la statuaire monumentale) aux herbes folles, les listes infinies de celles-ci, approche du paysage par ce qui le fait tel, association du figuré (cartographie, coupe géologique) et le ce qui le constitue (herbes folles elles-mêmes, toponymes, taxinomies). Ainsi la période des Paysages Discontinus se fonde sur une pluralité d’approches de la notion de paysage, allant du visible au tactile, passant par l’olfactif, la mémoire historique, le dicible et l’indicible. Le travail est pour partie un travail de construction, à la fois au sens premier : bâtir, qu’en un sens supposant une démarche spéculative.

Et encore aujourd’hui, la période de La Genèse (2919/2020) appartient peu ou prou à la catégorie paysage : évocation/allusion à la naissance du monde où la nuit est aux prises avec la lumière, où les planètes se font et se défont, vivent et meurent ; où les étoiles se noient en leurs reflets. Paysage de l’univers.

Un certain nombre d’œuvres, même de petit formats, revendiquent cependant plus le statut d’installations que de tableaux, ceci notamment par la pratique d’un espace ouvert d’inscription la fois par la conjugaison de figures-signes, ceux du dessin d’architecture ou de la topographie, une figuration très libre et allusive de parties de paysages et d’écritures : listes de toponymes ou d’herbes folles. Conjugaison de signes fonctionnels en tant que tels et de figures imaginaires, le tout inscrit en un territoire mural qui tient lieu d’espace que seuls les éléments qui y sont placés peuvent vaguement définir.

 


Le travail de Jean-Pierre Brigaudiot appartient au post post-modernisme, c’est-à-dire qu’il se situe à l’intersection de tous les partages dits clairs, non seulement entre le modernisme et le post-modernisme, l’œil et l’idée, mais aussi l’air et l’eau, la nature et  le construit, le déjà fait et le à faire. La démarche de Brigaudiot qui au premier abord semblait avoir comme sujet un certain regard sur l’environnement social, physique, se situerait alors à un niveau polyvalent, à la charnière de plusieurs modes de regard et d’analyse du regard.

…l’exposition de Brigaudiot à Gennevilliers fait une suite logique à ses expositions précédentes, logique non pas dans son aspect formel –loin de là- mais dans une position philosophique (« dessin et dessein ») et dont le socle offre une géniale métaphore.

Michèle C. Cone, 1992. Exposition Trois propositions pour Gennevilliers : « Paysage discontinu, Gennevilliers. Monument aux herbes folles. Le déluge » ». Galerie Municipale Édouard Manet.

 


Brigaudiot oriente l’une de ses propositions sur l’axonométrie d’une épure de « monument  aux herbes folles ». Le réel n’est indiqué que par la présence au sol du monument réduit à la dimension d’une maquette, alors que le schéma de construction, considérablement agrandi se dresse (comme les tables de Cézanne) sur la frontalité  du mur axial, couvert de griffures manuscrites, traces sauvages et cultivées, nommant en les qualifiant, les multiples variétés de ces herbes.

Des citations bibliques, comme rescapées du naufrage, en flottaison sur transparents, deviennent des lectures possibles d’un paysage de la mémoire ou de devenir. Dans cette pièce aux murs souples,  Brigaudiot qui a liquéfié le sol, semble vouloir nous laisser choisir parmi les textes flottants de la Genèse entre « la corruption de l’humanité » et «  le nouvel ordre du monde » au sortir de l’arche de Noé.

Bernard Point, 1992, exposition « Trois propositions pour Gennevilliers : Paysage discontinu, Gennevilliers. Monument aux herbes folles. Desseins, le Déluge ». Galerie municipale Edouard Manet.